L’Idiot (1868)
Après Crime et Châtiment paru en 1866, l’Idiot (1868-1869) est le second des quatre grands romans – Les Possédés (1867) et Les Frères Karamazov (1880-86) étant les deux autres – qui, avec Les souvenirs de la Maison des Morts, constituent l’essentiel de l’oeuvre de Dostoïewsky.
L’idiot a été écrit à l’étranger, pendant le séjour de Dostoïewski en Allemagne et en Suisse. Ses difficultés matérielles, aggravées par de fréquentes pertes au jeu, avaient obligé Dostoïewsky à écrire ce long roman à une très grande vitesse.
Avant de paraître en librairie, l’Idiot fut d’abord publié en feuilleton dans Le Messager Russe, à partir du mois de janvier 1868.
Plusieurs traductions parurent en France dont la première semble être celle d’Halpérine-Kaminsky ; d’autres suivirent dont la plus connue est celle d’Albert Mousset publiée aux éditions Bossard.
Plusieurs versions ensuite ont été produites notamment celle de Fernand Hazan Les classiques du Monde. Pourquoi ? Il s’agissait surtout de ne pas rebuter le lecteur français, déjà dérouté par le nombre des personnages et des noms, par un texte particulièrement touffu, souvent mal écrit et négligé. Albert Mousset s’y était très bien appliqué et sa réussite était indiscutable.
Mais ensuite que le lecteur était familiarisé avec le roman russe et avec Dostoïewski en particulier, il est intéressant de donner une version de son œuvre sans cherche à élaguer ni à couper sa phrase tortueuse, pleine d’incidentes, d’allusions, et qui draine dans son développement confus et méandreux un ensemble de nuances, d’émotions et de sous-entendus qui s’effacent à la clarté d’un style plus soutenu.
Dostoïewsky n’est pas un Marcel Proust, on ne saurait comparer à la savante et précieuse écriture de Proust cette phrase épaisse, lourde et bouillonnante comme une lave, de Dostoïewsky.
Mais de même que le langage de Proust semble le seul susceptible de traduire sa pensée, le style de Dostoïewsky a aussi sa force et sa nécessité profondes.
Dostoïewsky écrivait toujours poussé par la nécessité et à une vitesse stupéfiante, n’hésitant pas à sacrifier soudain jusqu’à cinq cents pages de son texte qu’il refaisait en peu de jours, si elle ne satisfaisait pas toujours aux exigences d’un style pur, il n’en avait pas moins sa magie et son pouvoir bouleversant.
Dostoïewsky disait de son roman qu’il n’avait jamais eu un sujet plus riche, mais qu’il n’avait pas su exprimer la dixième partie de sa pensée. En fait, l’Idiot demeure, avec Les Possédés et les Frères Karamazov, l’une de ses œuvres maîtresses.
Synopsis
Le prince Myschkine, un épileptique, revient d’une clinique de Suisse, où un professeur l’a soigné par charité. Il est orphelin. Il n’a pour tout bien qu’un maigre balluchon. Il ne connaît rien de l’existence. Cet enfant de vingt-six ans est poli, timide, bon et naïf. Il n’a pas vécu. Sa vie s’est passée en contemplations intérieures. Il est pur de tout contact avec les hommes. Et lorsqu’il tombe parmi eux, dans cette grande cité peuplée de rapaces, de fourbes, de voluptueux, de bouffons, et d’ivrognes, il fait figure d’intrus.
En vérité, tout le roman se ramène à ceci : l’incursion de l’intelligence principale dans le domaine de l’intelligence secondaire. Cette intelligence principale, qui est l’intelligence hors des lois de la causalité et de la contradiction, hors des règles de la morale, qui est l’intelligence souterraine, l’intelligence du sentiment, va créer des perturbations dans le milieu où elle sera transplantée.
Mais ceux qui ressentent le plus intensément le charme du prince Myschkine, ce sont les violents, les égarés, tous ceux qui ont « dépassé les limites ». Qui le comprendra le premier ? Rogojine, le marchand, la brute, qui assassinera sa maîtresse à la fin du livre. Le roman n’est qu’une succession de catastrophes, dont chacune est prévue par les « personnages sensibles », et dont aucune n’est volontairement refusée. Les héros de Dostoïevski n’aspirent qu’à ce qui les perdra. Le prince Myschkine, « l’homme absolument bon », vient de débarquer chez le général Epantchine.
Ce livre de passion semble être le premier grand roman d’amour qu’ait écrit Dostoïewski. Et cependant, l’amour, les amours qui forment la trame de l’Idiot n’ont pas de prix véritable. Ils sont des obstacles à franchir et non pas des haltes à espérer. Le personnage de l’Idiot est, peut-être, le moins humain de tous ceux qu’ait imaginés Dostoïewski. Cet être surnaturel, il fallait cependant lui donner des attaches dans le monde sensible, Dostoïewski met sa propre personnalité à contribution.
Myschkine est un épileptique. Il éprouve, comme Dostoïevski cette grande joie avant la crise. Comme lui, il attend, il espère la minute précieuse où lui est révélée, dans un éclair, la suprême harmonie du monde. Cette maladie le maintient continuellement dans une sorte d’hypnose radieuse. Il voit au-delà des êtres. Les souvenirs du prince sont empruntés aux souvenirs mêmes de Dostoïevski.
« Ce que la plupart des gens appellent fantastique et exceptionnel, c’est pour moi la réalité la plus profonde, écrit Dostoïewski à Strakhov. Ce n’est pas au roman que je tiens essentiellement, mais à l’idée. »
La critique fut déroutée par ce livre inexplicable et qui se dérobait à toute classification. Les uns ne le mentionnèrent même pas. D’autres s’indignèrent, trouvant que ce roman était en vérité le plus mauvais de tous ceux qu’il ait publiés. « Je vois dans cet ouvrage une compilation littéraire, comprenant une foule de caractères et d’évènements absurdes, et dénuée de tout souci artistique. Il y a dans l’œuvre de M. Dostoïewski des pages entières qui sont incompréhensibles ! » Telle est l’opinion du critique Bourénine.
Sources : Selon les classiques du Monde de Fernand Hazan